Musique pour l’Empereur- Johann Jacob Froberger (Manuscrit de 1649)
En 1649, au retour de son deuxième séjour en Italie, le plus grand claveciniste de son temps, Johann Jacob Froberger, offre à l’empereur d’Autriche son Libro Secondo di toccate, fantasie, canzone, allemande, courante, sarabande, gigue et altre partite.
On perçoit dans ce titre tout ce qui fera la singularité de la musique du compositeur, « homme très rare sur les Espinettes » : une synthèse des différents styles pour clavier de son époque. En effet, même si les toccate « à jouer durant l’élévation » (« da sonarsi alla Levatione ») restent dans le strict modèle romain, Froberger va introduire une construction toute germanique dans des toccate d’origine purement italienne et même
frescobaldienne. Si les fantasie et canzoni mêlent avec bonheur italianisme et germanité dans le contrepoint le plus strict, les partite établissent quant à elles un modèle de succession de danses qui s’imposera : la « suite à la française ».
Au-delà de cette volonté de synthèse, Froberger innerve sa musique de vie, de bonheur, de mélancolie, de joie rythmique ou de doux abandons qui en font une des plus merveilleuses expressions de la sensibilité du 17e siècle.
Johann Jakob Froberger (1616-1667) : Libro Secondo di toccate (1649)
Toccata I
Fantasia V
Suite I : Allemand, Courant, Saraband
Canzon VI
Toccata III
Suite III : Allemand, Courant, Saraband
Fantasia IV, sopra Sol, La, Re e La, Sol, Fa, Re, Mi
Canzon II
Toccata VI, da sonarsi alla Levatione
Canzon VI
Tombeau fait à Paris sur la mort de Monsieur de Blancheroche, lequel se joue fort lentement, à la discrétion, sans observer aucune mesure
Toccata II
Suite II : Allemanda, Courant, Sarabanda, Gigue
Interpréter Froberger – Jean-Marc Aymes
Enregistrer le premier manuscrit de Froberger qui nous soit parvenu, après avoir enregistré l’intégralité de la musique publiée de Frescobaldi, ainsi qu’une partie de celle restée en manuscrit, semble tout-à-fait naturel. Par son ordonnance même, le Libro secondo de 1649, est un évident hommage du jeune allemand à son maître romain. Ce livre s’ouvre en effet par une série de toccate, mettant en avant ce genre relativement nouveau, comme Frescobaldi le fit avec ses deux livres de 1615 et 1627. Ces œuvres, hormis les deux toccate da sonarsi alla Levatione, sortes de copier/coller du modèle romain, adoptent cependant un systématisme de construction (prélude à caractère improvisé, suivi de deux ou trois passages en imitation, exploitant parfois un thème unique, entrecoupés de passages libres) éloigné des capricantes architectures frescobaldiennes. Les fantasie qui suivent sont, quant à elles, un mélange de la variété du capriccio (la première fantaisie est d’ailleurs basée sur l’hexacorde ut, ré, mi, fa, sol, la, tout comme le premier des Capricci (1624) de Frescobaldi) et de la gravité du ricercar. Elles sont sensiblement différentes des fantaisies très intellectuelles de 1608, « premières fatigues » (« mie prime fatiche ») de Frescobaldi. Viennent ensuite des canzoni qui révèlent l’importance d’un genre trop négligé. S’il a connu son heure de gloire avec l’école napolitaine fondée par Giovanni de Macque, c’est à lui que Frescobaldi consacrera son dernier opus, si l’on admet que les Canzoni publiées à Venise en 1645 sont bien du compositeur romain, décédé en 1643. Les Canzoni du livre de Froberger sont en tout cas d’une écriture extrêmement soignée et d’une architecture élaborée. Si ces œuvres sont une sorte de « chant du cygne » du genre, il en est différemment des six partite qui ferment le livre. Froberger nous offre les premiers exemples d’un genre qu’il a largement contribué à établir : la suite de danses. Que ce soit pour la toccata ou pour ces suites « à la française », nous avons ici les modèles que reprendront pratiquement tous les compositeurs, Johann Sebastian Bach en premier.
Quand on se familiarise avec la musique du grand virtuose et du grand voyageur que fut Froberger, on constate cette volonté de mélanger les styles et de « flouter » les contours d’une forme donnée. Se pose ainsi le choix du ou des instruments pour interpréter sa musique. Par leur caractère très « italien », on pourrait penser que les toccate, encore une fois hormis celles pour la Levatione, spécifiquement destinées à l’orgue, sont plus évidentes sur un instrument de facture italienne. Les trois premières se retrouvent pourtant dans le célèbre manuscrit Bauyn, principale source de musique française pour clavier du XVIIe. La toccata en ré, deuxième du livre de 1649, est d’ailleurs notée dans Bauyn : « fatto a Bruxellis anno 1650 », « fatto » signifiant ici « joué », puisque l’œuvre était déjà copiée au moins une année auparavant. Froberger a certainement joué ces trois toccate lors de son passage à Paris à la fin de l’année 1652. Il a donc fait sonner des instruments de facture française ou flamande. Quant aux deux toccate per la Levatione, bien que d’un style profondément italien, dans la droite lignée des durezze et stavaganze napolitaines et des œuvres romaines similaires, Froberger, lors de son bref séjour à Londres, les a peut-être jouées sur des instruments proches de celui de Dallam (construit en 1653) qui se trouve maintenant dans l’église de Lanvellec, si ce n’est sur des orgues que Robert Dallam lui-même a construites avant sa fuite en Bretagne. Il faut avouer que les magnifiques flûtes de Lanvellec donnent aux Canzoni de Johann Jakob une couleur particulière, plus gaie que l’atmosphère triste et pesante de l’Angleterre puritaine des années 1650…
Pour ce qui est du choix des clavecins, à part pour les partite, d’esthétique décidemment française, et donc plus à même de faire sonner un clavecin de même esthétique, il a donc été guidé simplement par un goût personnel. Et par une recherche de diversité de couleurs, nécessaire dans ce genre d’« intégrale ». Même si Froberger n’a pu connaitre qu’à la fin de sa vie les instruments du génial Vincent Tibaut (1647-1691) « de Tolose », la richesse de timbres qu’offre la splendide copie réalisée par Emile Jobin m’a paru tout-à-fait adéquate au style raffiné du compositeur.
Quelques mots encore pour expliquer quelques choix interprétatifs. Concernant l’ornementation, même si celle des toccate est très précisément notée dans le manuscrit, du moins dans les passages affetti (passages « libres »), certains manuscrits postérieurs, pas forcément d’œuvres du manuscrit de 1649, sont notés avec beaucoup d’ornements rajoutés, parfois jusqu’à la surcharge. Il semble donc assez évident d’orner des pièces notées ici de manière assez sobre. Concernant les toccate, canzoni et fantasie, je me suis plutôt rapproché d’une ornementation italienne (trilli, diminutions, inégalités « lombardes », etc.), tandis que le répertoire des clavecinistes français (Chambonnières, Louis Couperin, d’Anglebert…) fut une source d’inspiration pour orner les partite (tremblements, pincés, ports de voix, etc.). Cette volonté de synthèse de styles est, dès 1649, une des grandes fascinations qu’exerce la musique de Froberger. Concernant l’interprétation en mode ternaire de certains passages notés en binaires (fin de la toccata III par exemple), je renvoie au passionnant article de Lucy Hallman Russel, « Two-for-three Notation in Froberger » (Froberger, musicien européen – Klincksieek, 1998).
Pour compléter le programme de cet enregistrement, le choix du Tombeau sur la mort de Monsieur de Blancheroche (1652) a été dicté par la proximité chronologique avec le Libro Secondo, tandis que celui de la partita s’ouvrant par la célèbre Méditation faite sur ma mort future s’est imposé de lui-même : cette suite est tout simplement un des grands chefs-d’œuvre du génial claveciniste.
Instrumentiste de talent, pédagogue, directeur musical et artistique pluridisciplinaire, Jean-Marc Aymes est un acteur majeur de la vie musicale française depuis 30 ans.
Jean-Marc Aymes est claveciniste, directeur artistique de l’ensemble Concerto Soave et du Festival Mars en Baroque (Marseille). Il est le professeur de clavecin du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon depuis 2009.
Il étudie aux Conservatoires de Toulouse, de La Haye et de Bruxelles (diplôme supérieur de clavecin), avant de remporter les concours de musique de chambre ancienne de Bruges et Malmö.
En 1989, il fait la rencontre de la soprano María Cristina Kiehr avec qui il fonde en 1992 le Concerto Soave, une formation musicale à effectif variable, dont Jean-Marc Aymes est aujourd’hui le directeur artistique. Cet ensemble d’une grande souplesse s’adapte aux exigences des programmations, du simple duo à l’ensemble baroque d’une trentaine de musiciens. Spécialisé dans le répertoire italien du 17e siècle, il a acquis une renommée internationale.
Basé au coeur de Marseille, Concerto Soave se produit dans le monde entier, invité par les plus grandes salles et les festivals les plus prestigieux.
Jean-Marc Aymes a dirigé plusieurs productions d’opéras et d’oratorios (Monteverdi, Haendel, Purcell…), dont nombre de premières mondiales (Cavalli, Parti, Colonna…). Il mène aussi une carrière de claveciniste soliste. Il est ainsi le premier à avoir enregistré l’intégralité de la musique pour clavier de Girolamo Frescobaldi.
Son intérêt pour la musique contemporaine s’est concrétisé par un rapprochement avec l’ensemble Musicatreize de Roland Hayrabedian et par des créations que plusieurs compositeurs lui ont dédiées.
Sa discographie est riche de plus d’une soixantaine d’enregistrements.
Depuis 2007, il assure la direction artistique du Festival Mars en Baroque à Marseille, série de concerts et de conférences autour de la musique ancienne qui s’ouvre aussi au cinéma, aux arts visuels et… à la gastronomie !
Jean-Marc Aymes et Concerto Soave travaillent également à de grands projets sur le territoire de Marseille dans les années qui viennent.